La nuit était noire d’encre. Aucune Lune, aucune étoile n’était là pour offrir un peu de lumière. Les grands pins n’étaient que des silhouettes à peine visibles, plongées dans les ténèbres. Kokkur volait aussi vite qu’il le pouvait, slalomant entre les troncs du mieux qu’il le pouvait, mais ses ailes étaient lourdes. Plus lourdes que d’habitude. Chaque battement d’aile lui faisait parcourir une distance plus courte que le précédent. Mais il fallait qu’il avance ! Qu’il échappe à cette chose qui le poursuivait ! Il faisait battre frénétiquement ces deux poids morts censés le faire voler, mais rien n’y faisait. Il commença à chuter, sans pouvoir rien y faire. Le sol se rapprochait à vive allure. Kokkur s’apprêtait à subir l’impact …

Le cuisinier ouvrit brusquement les yeux et inspira profondément, comme s’il était resté en apnée pendant un long moment. Ce n’était pas la première fois qu’il faisait ce genre de rêve –et sûrement pas la dernière – mais cela lui faisait toujours le même effet.
Kokkur regarda rapidement autour de lui pour s’assurer qu’il était bien sorti du rêve et fut plus que satisfait quand il se rendit compte que c’était bien le cas. Sa respiration et son rythme cardiaque se calmèrent et il put enfin se relaxer. Il faisait encore plein jour, mais Kokkur était trop bien réveillé que pour se rendormir et décida donc de se lever.

Il s’étira les ailes, puis les regarda, songeur. Les ailes étaient tout de même d’étranges appendices, juste quelques os entourés de chair et de plumes, bien moins complexes que des pattes, et pourtant elles permettaient d’effectuer nombre de prouesses que leurs contreparties terrestres ne leur permettaient pas. Tel que voler, par exemple … Surtout voler.

Le gros hibou secoua la tête pour sortir de ses rêveries et rangea ses ailes à ses côtés, là où elles devaient reposer. Que faire maintenant ? A cette question qu’il s’était posé mentalement, son gosier répondit en gargouillant. Va pour la cuisine, alors. Il se mit en route immédiatement, ce n’est pas comme si il avait mieux à faire.

Le Grand Arbre était très calme à cette heure, aussi fut-il surprit lorsqu’il entendit, à quelques battements d’ailes du réfectoire, des bruits venant de la cuisine. Il se figea à l’instant où le son atteint ses oreilles. Quelqu’un était donc dans sa cuisine ! Qui ? Qu’est-ce qu’il ou elle y faisait ?

Oh, c’était sûrement juste un petiot du squad de cuisine qui faisait des insomnies et avait décidé d’aller faire un tour en cuisine pour aider à préparer le petit déjeuner …

Ou peut-être que c’était un bandit ! Peut-être que des Sang-Purs ou autres mercenaires essayaient de voler les réserves de nourriture du Grand Arbre ! Peut-être que c’étaient des corbeaux ! Qui peut bien savoir ce qui se cachait là-bas ?

Kokkur était tétanisé par la peur. Mais il fallait qu’il fasse quelque chose, sa cuisine et ses contenants n’allaient pas tomber aux mains de brigands ! Il faudrait d’abord qu’ils lui passent sur le corps ! … Même si c’était une idée assez déplaisante.

Il songea un instant à quérir l’aide d’autres habitants de l’Arbre, mais n’en fit rien. Si jamais il s’agissait en fait d’un Gardien affamé ou d’un poussin du Squad, il aurait l’air ridicule et ceux qu’il aurait réveillés lui en voudraient. Non, il fallait qu’il s’occupe de cela tout seul.

Le cuisinier regarda autour de lui à la recherche d’une arme, et trouva un plateau en bois qui avait été oublié dans le réfectoire la nuit précédente. Il s’en saisit dans son bec, puis marcha sur la pointe des serres jusqu’à l’entrée de la cuisine. Il pouvait sentir son cœur battant la chamade même à travers l’épaisse couche de graisse qui recouvrait son poitrail. Il s’approchait lentement, mais sûrement. Arrivé à l’entrée, le cuisinier se stoppa, prit le plateau dans ses serres et inspira un grand coup. S’il devait mourir aujourd’hui, soit. Mais il ne mourrait pas sans se battre.

Le gros hibou fonça tête la première dans la cuisine. Toute pensée avait quitté sa tête. Arrivé à l’intérieur, il fit face à son ennemi, et cria :

-POUR QUI EST-CE QUE VOUS VOUS PRENEZ, VOLEUR DE NOURRITURE ?! CES DENREES APPARTIENNENT AU GRAND ARBRE DE GA’HOOLE ET JE VOUS ORDONNE DE LES REPOSER OU VOUS AUREZ AFFAIRE A MOI !

Tout cela était sorti de son bec d’une seule traite, sans qu’il puisse reprendre son souffle entre deux mots. Aussi était-il passablement essoufflé à la fin de sa tirade et dut-il reprendre son souffle. Ce regain d’air dans ses poumons lui clarifia l’esprit et il prit enfin un moment pour regarder son agresseur.

C’était une jeune hiboute grand-Duc, qui arborait deux grands yeux orange, caractéristiques de son espèce. Son signe distinctif le plus notable était une patte de lapin placée sur une chaîne enroulée autour de son cou et qui pendait au-dessus du tiroir qu’elle venait d’ouvrir. Kokkur la connaissait. Sans jamais lui avoir parlé, il l’avait tout de même croisée au coin d’un corridor à plusieurs occasions et avait déjà entendu parler d’elle et de ses superstitions. Il peinait cependant à se rappeler son nom … Quelque chose qui commençait par un M ou bien un N …

Tout étant que ce n’était pas une intruse, mais bien une Gardienne. Une Gardienne fidèle à l’Arbre. Et Kokkur venait de lui hurler dessus comme si c’était une mouette.

Le cuisinier laissa tomber le plateau et sembla rapetisser à vue d’œil. Quel sombre idiot il était ! Il fallait qu’il s’excuse ! Mais c’était facile à dire, ça, qu’il fallait s’excuser ! Son bec commença à trembler alors qu’il cherchait ses mots, jusqu’à ce qu’il parvienne à balbutier une phrase cohérente :

-Je … Je suis confus … Euh … Pardonnez-moi, je … Je pensais que vous étiez un voleur …

Si les hiboux pouvaient rougir, alors Kokkur serait rouge tomate à l’instant. Allons, mon gros, ressaisis-toi ! Non seulement tu passes pour un idiot, mais en plus tu perds toute ton autorité ! Elle est dans TA cuisine, là où elle ne devrait pas être !

Il se redressa, avala sa salive et tenta de gonfler un peu ses plumes avant de dire, avec toute l’assurance qu’il le pouvait :

-Enfin … Vous n’avez … tout de même rien à faire ici ! … Vous … Vous savez que la cuisine n’est pas ouverte … euh … La cuisine n’est ouverte qu’aux cuisiniers !

Pathétique. Il se sentait pathétique. Il était pathétique. Il aurait mieux fait de se taire. Sa seule envie était de partir en volant aussi vite qu’il le pouvait et de se cacher dans un meuble, mais il ne pouvait fuir de la sorte. Alors il restait planté là, toujours tremblotant du reste d’adrénaline qui lui courait dans les veines, à attendre la réaction de la hiboute.

La hiboute en face de Kokkur était encore plus déboussolée que lui. Elle s’agitait dans tous les sens, hurlant comme une furie, comme si elle avait été attaquée par surprise par un hibou aux intentions douteuses. Elle avait également lancé en l’air le mulot qu’elle tenait dans ses serres, et il retomba en un gros « PLOC » sur le plateau que Kokkur avait jeté au sol plus tôt.

Le hibou des marais était tremblotant et n’arrêtait pas de cligner des yeux, comme pour s’assurer que ce n’était pas un autre rêve sans queue ni tête. Mais ce n’était pas un rêve, c’était bien la réalité. La femelle était maintenant figée devant lui, les yeux et le bec grand ouverts. Que dire ? Que faire ? Reprendre ses esprits semblait déjà un bon début. Les effets de l’adrénaline se dissipaient et …

Soudain, la hiboute fondit en larme et se jeta aux pieds de Kokkur dans une posture de supplication. Le cuisinier fit un bond en arrière, surpris et encore sur les nerfs. Il retomba sur le bord du plateau, glissa, et tomba le derrière sur le mulot.

-JE VOUS EN PRIIIIE ! Ne faites pas ça ! N'allez pas avertir Sa Majesté de mon horrible acte de trahison ! JE SUIS HORRIBLE ET INFECTE JE LE SAIIIIS !

Sonné, Kokkur ne pouvait ni se lever, ni lui répondre. Ses grands yeux orange fixaient le vide alors que son esprit semblait avoir quitté son corps. La femelle hibou leva alors ses yeux emplis de larmes vers lui sans qu’il y fasse plus attention qu’au reste de la scène.

-JE VOUS PROMETS JE REVIENDRAIS PLUS JE REVIENDRAIS PLUS ! MAIS NE ME RENVOYEZ PAS DE L'ARBRE !

Ce fut comme si quelque chose percuta Kokkur de l’intérieur, le faisait sursauter. Il reprit alors ses esprits et prit enfin conscience de la situation. Devant lui se trouvait toujours la hiboute qui pleurait toutes les larmes de son corps et le fixait de ses grands yeux de chien battu où on pouvait lire une véritable peur. Et il était assis sur un mulot … Ou plutôt de la purée de mulot.

Qu’est-ce qu’elle venait de dire déjà ? Ah oui ! Elle avait peur de se faire renvoyer de l’Arbre pour cette « trahison ».

-Euh …

Kokkur s’éclaircit la gorge puis tenta de se lever. Le seul problème était que le mulot restait collé à son derrière et que ce n’était pas très gracieux. Il se rassit, faisant comme si de rien n’était et tentant de cacher une grimace.

La pauvre hiboute était complètement folle. Comment pouvait-elle croire qu’on la virerait de l’Arbre pour avoir mangé quelques mulots ? Et en quoi cela était-il une trahison ? D’accord, c’était grave, mais de là à lui retirer son statut de Gardienne …

Enfin, d’un autre côté, il lui avait quand même foncé dessus armé d’un plateau … Ce qui était aussi plutôt exagéré. Le cuisinier prit un air qui se voulait compréhensif, puis il prit la parole :

-Je ne compte pas te dénoncer au Conseil ou que sais-je d’autre ! Il est vrai que tu n’avais pas à manger ces mulots, mais ce n’est pas un acte de trahison … Mais ne recommence jamais ! Tu sais que ces mulots sont précieux en ces temps hivernaux et qu’il faut les conserver pour ceux qui en ont besoin !

Il espérait qu’elle s’en aille assez vite, afin de pouvoir se lever et nettoyer ses plumes à l’abri des regards.