Kirito était fatigué. Physiquement, mais surtout mentalement. Des jours qu'il s'entraînait sans relâche. Des jours qu'il faisait tout pour se faire bien voir, se faire remarquer. Rien qu'un peu. Il avait multiplié les tâches ingrates, les unes après les autres. Mais toujours rien à l'horizon. L'harfan ne se faisait pas d'idée. On viendrait le chercher lorsqu'on aurait besoin de lui. Mais il avait tellement soif d'aider sa famille qu'il en ressentait une grande frustration. Il était sur les nerfs, avec les moqueries incésentes qui n'en finissaient pas. Il se pensait capable de passer outre, d'oublier et de tourner la page. Pourtant, ça se révélait beaucoup plus difficile que ce qu'il avait imaginé au départ. La jeune chouette méritait tout ça. C'était la stricte vérité : il n'était qu'un sang impur, impropre. Il n'était pas un Tyto et ne le serait jamais pour son plus grand malheur.

Kirito ne recherchait aucunement le privilége des Purs. Sa condition lui convenait, il avait la place qu'il méritait et il devait s'estimer heureux d'être là. Mais il voulait faire plus. Il le voulait tellement. L'harfang avait de plus en plus de mal à trouver une occupation digne d'intérêt. S'entraîner, c'était bien. Mais on ne lui donnait que les bases, c'était sommaire. Après tout, ce n'était pas un soldat Tyto, qu'importe qu'il soit réellement bien entraîner. Ce n'était qu'une boule de plumes parmi les autres Impurs. Cependant, lui il brûlait d'aider, de servir. N'importe quoi pour sortir du quotidien monotone qu'était devenue sa vie. L'harfang avançait en trainant les serres, les plumes de ses ailes frottant parfois sur le sol poussièreux. Il était fatigué, lessivé. Mais Kirito aurait tout donné pour qu'on lui donne quelque chose à faire pour se rendre utile.

Peut-être qu'il en faisait de trop. Et que donc, on avait choisi de l'ignorer. Que devait-il faire ? Il n'avait qu'un souhait mais on se refusait à le lui accorder. L'harfang avait bien tenté de parler à quelques chouettes Impures pas mal placés. Mais on lui disait toujours d'attendre son heure, de patienter. Que lorsqu'on aurait besoin de lui, on viendrait le chercher. L'attente était de plus en plus pessante dans le gésier du jeune volatile. S'en était presque devenu un besoin vital que de se rendre utile. Il avait besoin de bouger un peu, de changement, de chambouler son quotidien. Mais personne ne prenait le temps de s'occuper des volontés d'un Impur comme lui. D'ailleurs, personne ne cherchait à savoir quoi que ce soit sur lui. Il déambulait depuis plusieurs minutes dans les couloirs des Nids Communs sans même s'en rendre compte.

-Je veux juste rendre service.

Il soupira.

Kludd était... Plutôt frustré. Il n'avait pas vu Nyra depuis des lunes, et n'avait pas accédé au Nid Royal depuis quelques temps, Bec D'Acier avait ordonné qu'on le laissât seul avec un mystérieux Kinit. Le soldat d'élite n'aimait pas, mais alors pas du tout ce genre de cachotteries, surtout envers lui, à qui le couple dirigeant de l'Armée confiait quasiment tout. C'en était réellement frustrant, et le jeune mâle bourgogne détestait ce sentiment qui l'habitait et lui tiraillait le gésier. Il était insupportable pour lui de se voir ainsi écarté des plans de leurs Puretés dirigeantes, lui qui avait toujours pris par à leurs stratégies et plans divers.

Aussi le soldat ruminait toute la journée dans son coin, l'humeur morose et le regard sombre. Qui était donc ce fameux Kinit ? Qu'était-il pour Bec d'Acier... Et pour Nyra ? Il ne savait même par qui il était, ni à quoi il ressemblait, cet inconnu !

Un frisson le parcourut lorsqu'une question, plus dangereuse et insidieuse s'infiltra dans son esprit. Et si ce Kinit était destiné à le remplacer, lui ? S'il était le poussin qui prendrait sa belle place de haut gradé au sein de l'armée ? Non, ça Kludd ne pouvait le permettre. Non, il devait d'abord en avoir le coeur net... Et éliminer cet intrus s'il menaçait son avenir. C'était une solution sage, mais il ne devait pas prendre de risque. Après tout, il ne savait pas de quoi cet inconnu sera fait.

Serrant le bec, le jeune mâle brun décida d'aller faire un tour dans les bas quartiers des Canyons. Là où la majorité des soldats vivaient et prenaient leur service. Étendant ses larges plumes bordeaux, il prit une impulsion sèche, avant de se laisser tomber de sa corniche. La physique fit le reste, et bientôt le tyto alba planait au dessus des nombreux promontoires qui peuplaient la pension de Saint Aegoluis, et par extension l'habitat du reste de l'armée. Son chez lui. Kludd connaissait cet endroit par coeur, et pouvait y naviguer les yeux fermés.

Ses yeux perçants trouvèrent une place baignée par le soleil froid de l'hiver. Un trou dans la roche vive des canyons, et l'astre du jour mourant pouvait y déverser ses derniers rayons de lumières diurne à l'intérieur de leur repère. L'atmosphère était glauque et froide au possible. Mais Le soldat n'en avait que faire ; habitué depuis tant de lunes à vivre dans ces lieux, il n'en éprouvait pas la moindre appréhension, aussi inquiétant l'endroit pouvait-il être.

Kludd décida de s'y poser. Doucement, il fit un atterrissage en silence. Ses serres accueillirent le sol froid dans un tout petit crissement sec de ses griffes. Sans un bruit, le mâle se stabilisa, et replia ses ailes avant de s'ébrouer. Puis, sans rien dire, il commença à faire sa ronde. Au détour d'une corniche, cependant, il trébucha dans quelqu'un. Quelqu'un d’exceptionnellement blanc, si bien que Kludd cru avoir percuté Nyra en personne. Mais lorsqu'il releva ses yeux bourgogne sur la chouette qu'il venait de percuter, il se rendit compte de son erreur. Face à l'étranger Harfang, armé comme un Sang-Pur, Kludd resta quoi de surprise pendant quelques secondes. Pas un instant l'idée lui vint de s'excuser.

Finalement, il demanda simplement, très curieux :
"Qui es-tu ? Je ne t'ai jamais vu dans le coin..."

Le jeune harfang continuait son chemin, allant là où le conduisait ses serres. Il n'était pas attentif à son environnement, il n'écoutait pas, ne voyait pas. Il était perdu dans ses pensées les plus profondes, les plus noires. Il en passait des heures à chercher le moyen de satisfaire ses besoins mais n'en trouvait aucun, et recommençait inlassablement. Il continuait de réfléchir même en sachant que ça n'aboutirait à rien de concluant. Il s'entêtait, s'enfonçait. D'un côté, il était persuadé qu'il parviendrait à trouver la solution un jour. Il ne désespérait donc pas. C'était la principale raison qui justifiait qu'il continue de se battre jour après jour, de s'entraîner et d'apprendre. Un jour oui, il trouverait la réponse à ses frustrations.

Mais pour le moment, ce n'était pas le cas et parfois, Kirito en perdait courage. Il comprenait parfaitement la situation. Lui, un Impur, n'avait pas sa place normalement dans le grand destin des Sang-Purs. Pourtant il était là, bien là. Vivant et en pleine forme. Certes, il n'était pas le plus habile, le plus fort ou le plus rapide. Cela aurait été impossible même si il en avait eu envie, au vu de l'entraînement sommaire qu'on lui donnait. Mais il n'était pas incompétent non plus et l'Harfang était persuadé qu'une fois qu'on lui donnerait sa chance, il prouverait à tous qu'il avait mérité sa place, qu'il la méritait toujours.

Alors il s'armait de patience et attendait. Encore et toujours. Que vienne son heure. Un jour, peut-être. L'exercice devenait cependant pesant et difficile à supporter plus les jours passaient sans que rien ne change. Kirito ne se plaignait pas. Il n'avait pas le droit. Si on lui confiait des tâches, il les faisait toujours avec joie. Tout pour se rendre utile. Il ne voulait que ça, se rendre utile. Rendre service. C'était un besoin naturel pour lui, il le sentait dans son gésier et jusqu'au bout de ses plumes. C'était dans sa nature. Il fallait qu'il fasse quelque chose pour les siens.

Ne restait plus qu'à attendre le bon moment pour montrer ses capacités. Mais le volatile désespérait de le voir arriver, ce fameux jour. Kirito se consolait en se disant qu'au moins, on le laissait faire quelque chose, même si ce n'était qu'une toute petite tâche. Allant de la surveillance d'un poussin à simplement ramener de la mousse pour les nids comme un vulgaire oisillon débouluné. Finalement, ce n'aurait pas été plus mal qu'il le soit. Il n'aurait pas eu à attendre pour faire ses preuves. Il n'aurait pas ce besoin tempétueux de prouver sa loyauté.

Kirito marchait depuis un bon moment sans faire attention. Ce qui devait arriver arriva et l'Harfang percuta quelqu'un. La chouette était à peu de choses prêt de sa taille, Kirito en déduisit qu'il s'agit d'un jeune comme lui. En tournant son regard jaune sur cet oiseau, il réalisa qu'il s'agissait ni plus ni moins d'un Tyto. Un Tyto Alba, un des meilleurs, des plus purs. L'Harfang ne l'avait vu qu'une fois, très rapidement et de loin. Il était même persuadé que lui ne l'avait jamais vu. Kludd, le bras droit de Bec d'Acier. Celui dont on vantait les mérites dans les conversations, celui que les jeunes Sang-Purs admiraient et dont Kirito entendait toujours parler lorsqu'il surprenait des conversations.

La chouette eut vite confirmation. Kludd ne le connaissait ni de loin, ni de près. Un autre signe évident que Kirito n'était pas prêt à entrer dans la cours des grands, comme on dit. L'oiseau s'empressa de s'incliner, montrant ainsi son respect au Tyto. Le jeune hésitait à répondre, ne sachant pas trop quelle formule utilisée. Il décida de faire comme il faisait avec les autres Tytos, comme d'ordinaire. Il répondrait sincèrement et rapidement, dans le but de satisfaire son supérieur sans attente.

-Je suis désolé, Monseigneur. Je ne regardais pas où j'allais, c'est entièrement ma faute. Je suis Kirito, grand Tyto, pour vous servir.

Kirito n'était vraiment pas sûr de la façon dont il devait continuer la conversation. Il avait peur d'en faire trop mais en même temps de ne pas en faire assez. Jusqu'à aujourd'hui, il n'avait jamais rencontré et parlé directement avec de hauts gradés. Et chez les Sang-Purs qu'il côtoyait, les réactions étaient diverses. Certains n'aimaient pas quand l'Harfang se montrait trop respectueux, d'autres adoraient ça et d'autres encore n'acceptaient tout simplement pas qu'il leur adresse la parole. Quelle serait la réaction du Tyto ? Kirito devait faire très attention à ses mots pour ne pas décevoir son supérieur. Décidant que Kludd méritait un peu plus d'information, l'Harfang prit les devant et parla à nouveau.

-On vient de m'accorder l'immense privilège d'être une recrue potentielle parmis les espions, monsieur, il n'est donc pas surprenant que vous ne m'ayez jamais vu. Ce n'est pas un problème, je ne suis qu'une Harfang.

Maintenant, ne restait qu'à espérer que la jeune chouette n'en avait pas trop fait ou trop dit. Et de ne pas avoir retenu le Tyto plus que nécessaire. Soudain, Kirito eut peur d'avoir dérangé, en plus de lui avoir rentré dedans, Kludd alors qu'il était en mission ou en route pour une réunion. Si c'était le cas, Kirito s'en voudrait longtemps pour ça.