Sous lui; le vide, le vide épouvantable. Et, si lointain; le sol. Le sol terrible sur lequel son corps se briserait comme une brindille s’il devait venir à y tomber. Pendant un instant, cette image le pétrifia sur place, le glaça d’effroi. La peur de mourir était plus forte et réelle que jamais : cette fois-ci, père n’était pas là pour intervenir si un accident devait se produire. Personne ne pourrait le rattraper et l’empêcher de tomber jusqu’au sol, endroit qu’aucune chouette n’aurait jamais souhaité visiter. Le temps de quelques secondes, il s’imagina renoncer et proposer de retourner à l’intérieur du creux pour attendre le retour de leurs parents. Mais alors, Soren se propulsa au devant de leur branche, les ailes gracieusement étendues, et vola avec ce qui semblait être une facilité innée jusqu’au bras inférieur de l’arbre. Le vol court mais confortable de son frère lui étreignit le cœur comme une serre. Comme une injure. Encore une fois, Soren lui montrait le pas d’avance qu’il avait sur lui : lui, n’avait pas eu peur de s’élancer. D’une violente impulsion dictée par l’orgueil, la jeune chouette se propulsa à son tour au devant de sa branche et se mit à battre furieusement des ailes, la peur de tomber se mêlant à l’obstination de ne pas se laisser surpasser à nouveau. L’effort lui brûlait les muscles comme une braise, et pourtant il parvenait à peine à tenir en l’air. Ses ailes battaient l’air comme elles auraient battu dans l’eau : avec lourdeur et impuissance. Ses plumes bruissaient autant que des feuilles au vent. Il s’écrasa plus qu’il atterrit sur la branche, aux côtés de son frère. Aussitôt, ses serres puissantes enserrèrent l’écorce pour s’assurer une prise, alors qu’il retrouvait son équilibre. Son cœur battait à lui en faire mal. Effarouché, Kludd tâcha de ne pas croiser le regard de Soren afin que ce dernier ne puisse pas lire l’humiliation dans ses propres yeux. Alors que Soren semblait déjà voler comme une chouette mature, lui-même avait offert un spectacle pitoyable. Et pourtant, cet idiot de frère se complaisait à le complimenter. Chaque encouragement sonnait comme une injure qui le rabaissait encore davantage. Encore tremblant de son humiliation et bouillant de jalousie, Kludd se laissa aller à bousculer Soren, sans mauvaise intention franche, désireux seulement de soulager un peu la colère qui l’étranglait comme un collet. Impossible lui est d’expliquer ce qui se passa par la suite. Il se sentit perdre prise, et il n’eut conscience de sa chute que lorsque son dos heurta durement le sol.
Sonné par l’atterrissage, il mit un moment à se relever. Puis, il lança un regard à Soren, qui était tombé avec lui, avant d’observer les alentours.

- Nous sommes au sol.

L’affirmation sonna comme une condamnation à mort. Discrètement, Kludd se rapprocha de Soren, et il s’avoua soulagé de ne pas se retrouver seul dans cette situation. L’urgence de la situation l’empêchait de réfléchir comme il se devait de le faire. Il leur fallait absolument regagner les hauteurs. Vite.

- Je vais essayer de voler jusqu’à cette branche!

La tête enfoncée contre ses ailes, Kludd s’écarta alors que Soren se propulsait vers le haut, ses ailes battant l’air avec la même maladresse que les siennes, quelques instants plus tôt. Il s’éleva de quelques centimètres, avant de se laisser retomber au sol, trop faible pour voler aussi haut. S’il éprouva un quelconque plaisir à observer son frère échouer à son tour, ce dernier ne fut que moindre, car la terreur le glaçait de plus en plus. Ils n’étaient pas seuls sur ce sol, et ils faisaient un vacarme indigne d’une chouette en tentant de s’extirper de ce mauvais pas. Les prédateurs ne seraient pas longs à les repérer. Des bruits surgissaient de partout. Du hurlement lointain d’un loup au grincement des griffes d’un rongeur. Persuadé soudain d’être observé, Kludd se recula avec Soren jusqu’au tronc d’arbre et hérissa ses plumes autant que sa peur le lui permettait, tentant vainement de se fabriquer une prestance, de se faire imposant. Une respiration aigue s’échappait des buissons, droit devant eux. Ils restèrent ainsi en suspend quelques secondes. Puis, un énorme rat musqué bondit hors de sa cachette, chargeant les deux jeunes chouettes en râlant tel l’affamé qu’il était. Le combat fut confus, et surtout très court. Il avait sentit le prédateur sur lui, mais avant qu’il ait le temps de réaliser quoi que ce soit, l’animal avait été arraché de terre et propulsé dans la poussière. De puissantes serres s’étaient alors emparées de lui, écrasant ses ailes contre son corps et le soulevant de terre. Il ne lui fallut pas longtemps pour constater que Soren subissait le même sort. Les deux immenses hiboux qui les enlevaient semblaient aussi stupides qu’ils étaient laids, mais leur force dépassait celle des deux jeunes chouettes, qui, malgré leurs protestations, furent emportés, enlevés, comme tant d’autres avant eux.Leur voyage s’acheva en compagnie d’innombrables autres jeunes chouettes, mais Kludd ne crut pas bon de s’inquiéter du fait que Soren semblait sympathiser avec une minuscule boule de plume : son propre sort seul l’inquiétait à ce moment.
Arrivés à destination, on les rassembla au sol, où ils durent se coller les uns contre les autres afin d’observer d’autres chouettes et d’autres hiboux qui tentaient de leur parler. Personne n’écoutait; de partout, les cris de protestation fusaient. Dans la foule, Kludd crut entendre Soren l’appeler. La peur le poussant à vouloir rejoindre le seul oiseau qu’il connaissait ici-bas, il écarta ses ailes et bouscula ses plus proches voisins en tentant de se frayer un chemin jusqu’à son frère.
À se moment même, tous se turent, et il leva le regard sur l’être le plus magnifique qu’il lui avait été donné de voir.

Jamais il ne lui était arrivé de voir plumage plus blanc et regard plus bleu que ceux de la chouette qui venait de les rejoindre. Mais si la beauté de Nyra captiva le regard de tous dès son arrivée, ce fut l’aura diabolique et terrifiant qui emmenait d’elle qui su garder l’attention. D’un coup, toutes les jeunes chouettes s’étaient montrées coopératives, impressionnées, effrayées par la reine des Sangs Purs qui venait à présent de se poser devant eux. Kludd ne faisait pas exception. Son frère oublié, il rentra le cou, la tête entre les ailes et le regard dirigé droit sur la majestueuse Tyto Alpha. C’est alors qu’une voix criarde s’éleva, narguant le silence. Kludd ne pouvait voir de qui elle provenait, mais il n’en avait point besoin : toute son attention était encore fixée sur Nyra. Cette voix ne commença à l’intéresser que lorsqu’une autre se prit à la soutenir : celle de Soren. Alors, il se retourna et, non sans une peur soudaine, vit la magnifique chouette blanche prendre son envol jusqu’à son frère et l’écraser de sa superbe. Pourtant, Soren ne céda pas : il voulait, il devait être relâché. La sentence de Nyra fut sans pitié : en ce cas, il serait Trilleur. Ce mot, bien que vide de sens, sonnait comme la pire des mises à mort. Pétrifié, Kludd observait la scène comme s’il n’en faisait pas partie, alors qu’on traînait son frère et sa jeune amie loin des autres chouettes. C’est alors que, le repérant dans la foule, Soren plongea son regard droit dans le sien. Réalisant ce qui allait se produire, Kludd eut soudainement envie de lui hurler de ne rien dire. ‘’Laisse-moi en dehors de tout ça …’’, aurait-il voulu lui crier parmi cette foule. Mais Soren fut plus rapide que lui. Encore une fois.

- Kludd, viens!

Il le supplia de le suivre, de l’accompagner en dehors de ce cercle de chouettes terrorisées, de l’accompagner dans l’humiliation et la servitude. La solitude lui pesait, pourtant. Il se savait seul dans cette marée de kidnappés, et en d’autres conditions, il aurait certainement suivi Soren. Mais il y avait Nyra. Nyra qui, à présent, se tournait vers lui et le couvait de son regard de glace, en lui demandant s’il désirait suivre son frère. Les appels de Soren raisonnaient toujours, mais la prestance de Nyra les écrasait. Après quelques secondes, tout son corps tremblant, Kludd détourna le regard, indiquant son refus de suivre Soren, et amorçant sans le savoir le début d’une nouvelle vie à laquelle il n’aurait jamais cru penser un jour.

Puisqu’il restait avec les autres jeunes chouettes, il était à présent considéré comme un apprenti. Nyra ainsi que d’autres Sangs Purs se chargeaient de les entraîner, les poussant au bout de leurs forces à maintes reprises. Pourtant, malgré l’effort exigé, Kludd tenait bon. Peut-être n’étais-ce que le fruit de son imagination, mais il osait croire que Nyra le tenait plus en estime que les autres jeunes recrues. Or, de se sentir valorisé par une chouette si magnifiquement redoutable lui apportait un sentiment de satisfaction qu’il n’avait jamais connu auparavant. Puisque auparavant, il ne s’était jamais senti estimé par quiconque. L’idée de trahir son frère et sa famille lui laissait une impression amère, mais l’extase, l’émerveillement que lui procurait son nouveau rôle de recrue sous l’aile de Nyra écartait bien vite le goût âcre de la trahison. Après tout, il ne faisait rien de mal.
Puis, vint le jour où il du choisir. Entre Nyra et Soren. Entre sa nouvelle et son ancienne vie. La décision fut étonnement facile. Laisser Soren repartir seul de l’orphelinat lui occasionna une certaine remise en question, mais il en vint à la conclusion que cette trahison en valait mille fois la peine, puisqu’elle l’avait automatiquement placé au dessus des autres recrues, et il était alors officiellement devenu le favoris, et l’une des recrues prodiges de St-Aegolius. Dès lors, peu lui importait de savoir ce qui était arrivé à Soren, et l’idée de ses parents pleurant leur disparition le laissait indifférent. Il leur restait Eglantine. Et puis, ils ne devaient pas le pleurer, lui. Ils devaient plutôt pleurer Soren. Puisqu’ils ne l’avaient jamais aimé.

C’était tant pis pour cette famille. Il en avait trouvé une autre, une qui saurait l’aimer réellement, cette fois, pour ce qu’il était, et pas seulement par principe.